Deux miracles de Noël



«Non, je n’en peux plus, arrêtez, arrêtez!» gémit Épistémè, et il s’écroula presque contre Exégèse qui réussit malgré tout à le soutenir. Diekplous aida Exégèse à le déposer doucement contre un sapin, allongé sur un lit d’aiguilles qui dégageait une odeur familière qui lui rappelait des souvenirs du bon temps. Épistémè ferma les yeux, et émit une lamentation à fendre le cœur de ses amis. Diekplous se dressa autant que peut se dresser un blaireau, et il ouvrit grand les yeux pour pénétrer le sentier. Il voyait bien les pistes de tous les usagers, beaucoup de ratons laveurs, un bon nombre de moufettes, des toutes petites marques de griffe laissées par des écureuils et des suisses, ainsi que, plutôt surprenant, les grosses pattes d’un carcajou. «Non, deux!» remarqua-t-il à ses compères. «Tu vois,» déclara Exégèse, «toutes ces traces nous confirment que nous approchons de la Mission, et de son hôpital. Des amis de toutes les espèces nous accueilleront, et des spécialistes humains pourront replacer ta cassure et fixer solidement ta patte.» Diekplous poursuivit sur cette lancée. «Aussi, tu pourras reposer dans un lit moelleux, manger des gâteries, et tu n’auras pas froid!»

Épistémè resta sans bouger, et ses amis se rassurèrent en observant la régularité de sa respiration. Diekplous lui mit doucement la patte sur le nez, et murmura, «Au moins, il ne montre pas de fièvre!» Ensuite, il partagea son inquiétude. «Tu n’es jamais allé à cette Mission, comment peux-tu affirmer avec autant d’assurance qu’Épistémè y trouvera réconfort? D’ailleurs, moi, parmi les pistes de ce sentier, j’entrevois les grosses pattes d’un lynx, et même peut-être deux. Qui sait si des chasseurs ne veillent pas pour piéger les malades qui cherchent secours?» Exégèse cligna des yeux, puis il tapa doucement la patte de Diekplous. «Bien sûr que nous voyons des pistes de lynx, car je tiens mes renseignements d’un lynx, Balthazar, qui fréquente la Mission. Nous pourrons probablement le saluer, car il chante dans la chorale de la Mission, en cette veille de Noël.»

Diekplous hocha la tête, toujours incertain. «Ce Noël est une fête d’humains, pourquoi un lynx y chanterait-il?» Exégèse s’impatienta un brin. «La chorale se compose de membres de la Mission, dont un ou deux chats, un lapin, je crois, et d’autres. La fête est une fête d’espoir, l’espoir que toutes les créatures de la terre, même les humains, pourront vivre en paix, ou, du moins, dans un équilibre naturel.» «Les humains? Ce sont des pièges humains qui ont blessé Épistémè, ne l’oublions pas!» «Oui, mais les humains ne sont pas tous méchants et bornés. La Mission compte des humains parmi ses membres, dont les médecins dont nous prévoyons solliciter le secours.»

Peut-être parce qu’il avait entendu son nom, Épistémè ouvrit les yeux, et grogna un peu. Diekplous se tourna vers lui, inquiet. «Alors, camarade, peux-tu te soulever et poursuivre le chemin?» Le malade laissa sa tête tomber sur sa poitrine, et murmura sa faiblesse. «Nous ne pouvons pas le laisser comme cela, tout seul, surtout que la température se refroidit et que mes vieux os annoncent une tempête de neige!» gronda Diekplous. «Tu as raison, mais comment faire?» Diekplous regarda d’un côté et de l’autre. «Si nous pouvions lui rabibocher un brancard avec deux ou trois branches?» Exégèse montra les dents. «Je ne vois pas de branches, et nous ne savons pas trop comment monter un brancard. D’ailleurs, pourrons-nous le transporter à nous deux? Si nous étions trois, au moins!» Les deux blaireaux n’osèrent pas se regarder, ou regarder leur camarade blessé, pendant un moment, et le désespoir, comme le froid, entreprit de les pénétrer.

«Avez-vous besoin d’aide?» glapit une voix ferme, mais douce. «Un renard!» s’exclama Exégèse, et les deux blaireaux prirent une position défensive devant leur camarade au sol. «Plus exactement, une renarde,» poursuivit la voix, et une magnifique renarde rousse avança de sous le buisson où elle était tapie. Les blaireaux remarquèrent sa taille et sa vigueur, mais aussi le gris qui traversait sa fourrure et cernait ses yeux. La renarde arrêta à quelques pas des blaireaux, assez près pour parler facilement, mais pas assez pour lancer une attaque soudaine. «Je vous ai entendu souhaiter être trois,» déclara la renarde, «donc me voilà. Comment pouvons-nous collaborer?» Exégèse se décida à parler. «Notre camarade, ici, Épistémè, s’est blessé une patte dans un piège humain. Nous l’amenons à la Mission de paix, tout près, car des médecins pourront s’occuper de lui.» La renarde examina le blessé de plus près, puis elle reprit. «Je me nomme Galante. Je regrette, mais je ne connais pas cette Mission. J’avoue mon scepticisme que des humains soigneraient une personne blessée par d’autres humains!»

Exégèse ne voulait pas rater l’espoir qui avait surgi inopinément. «Un ami lynx, qui fréquente la Mission, m’a assuré que des amis et des humains s’entraidaient pour favoriser l’entente entre tous. Elle comprend une école, des logements pour les membres permanents, et un hôpital, qui pourra soigner notre pauvre blessé. Vous y seriez aussi bien accueillie!» La renarde se rapprocha, s’assit, et s’enroula dans sa queue massive. Les blaireaux remarquèrent alors que des cernes entouraient ses yeux, et que des filets argentés traversaient sa fourrure. «Je ne sais pas qui peut m’aider,» soupira Galante, «voyez-vous, je cherche mon fils depuis longtemps, et tout ce que j’ai su, par deux corneilles surveillantes, c’est qu’il serait parti de sa cachette avec un raton laveur.» Diekplous hésita à toucher la renarde. «Les ratons laveurs ne mangent pas les renardeaux, et la Mission serait un bon endroit pour demander de l’aide. Collaborons, s’il vous plaît!»

La renarde n’était pas tant terrassée par la déception qu’elle ne voulait plus aider ses semblables. «Parfait, que proposez-vous?» Diekplous et Exégèse se tournèrent vers Épistémè, puis vers la renarde. «Voici,» déclara finalement Exégèse, «si nous pouvions allonger Épistémè sur votre dos, pour soulager sa patte, nous pourrions marcher de chaque côté pour le soutenir, et porter notre part de son poids.» Galante tourna autour du malade, puis enfila plusieurs pas en long et en large, et s’accroupit le long d’Épistémè. «Pouvez-vous vous glisser sur mon dos?» demanda-t-elle au blessé, mais celui-ci réussit à peine à ouvrir les yeux et à gémir. «Attendez,» proposa Diekplous, «nous allons le glisser sur les branches de sapin jusqu’à votre dos, et nous tirerons et pousserons chacun de notre côté.» Galante s’accroupit un peu plus, et donna un coup de nez au blessé. «Commençons par le côté blessé,» suggéra Exégèse, et les deux blaireaux réussirent à tirer et à pousser à demi leur ami sur le dos de la renarde. «Cela va?» s’inquiéta Diekplous, mais Galante s’accommodait très bien de son patient. Les deux blaireaux poussèrent ensuite le côté droit, plus facile, car la patte n’exigeait pas d’attention particulière. Épistémè leva même la tête, pour confirmer qu’il ne se sentait pas si mal. Les trois ambulanciers improvisés se regardèrent, et les yeux de Galante s’allumèrent d’un peu de douceur. «Donc, en avant,» se permit de proclamer Exégèse, et le cortège exécuta un pas, puis un autre, pour entamer les derniers jalons avant la Mission.

«Qui est là?» murmura soudainement Diekplous, «attention, arrêtons un moment.» Puis, il lança de sa voix de blaireau en bataille, «Halte! Qui va là?» «Des coyotes, je crois,» murmura Exégèse, «comment allons-nous faire?» «Il faudra déposer notre passager, je ne vois pas comment faire autrement,» glissa Galante. Les deux étrangers se tournèrent vers le cortège et se placèrent dans le clair de lune. «Des lapins!» rit nerveusement Exégèse, «des lapins!» Diekplous ouvrit grand les yeux. «Des lapins? Mais, ils sont immenses! Identifiez-vous, s’il vous plaît, si vous êtes réellement des lapins.» Les deux immenses lapins s’assirent en tenant poliment leurs pattes avant devant eux. «Bonsoir, je m’appelle Leibniz, et voici ma sœur Liebchen. Nous sommes en effet des lapins, de la race de lapins géants allemands.» Liebchen voulut préciser. «En fait, notre père est un géant allemand, mais notre mère est de la fière race des Papillons français. C’est elle qui m’a donné en héritage mon beau pelage blanc tacheté de noir. Admirez en particulier mes oreilles!»

Les blaireaux et la renarde notèrent alors qu’en effet la lapine portait une fourrure blanche devant, tandis que ses culottes auraient fait honneur à une vache Holstein. «Mais vous arrivez d’où?» Diekplous ne comprenait pas. Liebchen passa une patte sur une immense oreille. «Curieuse question venant d’un blaireau! Je croyais savoir que votre espèce ne fréquentait pas ces contrées?» Exégèse montra les dents en signe d’irritation. «Les blaireaux sont de grands voyageurs, et notre clan vit ici depuis plusieurs hivers.» Leibniz baissa brièvement la tête, pour réduire l’agressivité d’un cran. «Nous n’habitons pas la région, vous avez raison, nous sommes en route pour visiter notre oncle Ludovic, un éminent membre de la Mission de paix, dont vous avez sûrement entendu parler.» Exégèse se dressa tant qu’il le pouvait sans lâcher Épistémè. «Voilà, les sceptiques seront confondus, même les lapins géants schleus en ont entendu parler!» Liebchen se rebiffa. «Schleu est dérogatoire, vous nous imposez une micro-agression, là!» Exégèse inclina la tête pour montrer sa contrition. «Pardon, je me laisse emporter par la joie de vous rencontrer.» «Cela va,» répartit Liebchen, «mais, vous, là, vous formez un cortège dépareillé. Une renarde, et trois blaireaux, dont un sur le dos de la renarde. Avons-nous droit à une explication?»

«Oui, oui,» répondit Exégèse, «je suis Exégèse, la dame renarde s’appelle Galante, le blessé sur son dos se nomme Épistémè, et le soutien de l’autre côté porte le joli nom de Diekplous!» «Nous marchons aussi vers la Mission à la recherche de secours!» compléta Diekplous. Leibniz lança un coup d’œil à sa sœur. «Nous pourrions cheminer ensemble, alors?» «Oui, bien sûr,» répondit Diekplous, avant que la lapine puisse s’opposer. Mais au contraire, elle s’approcha d’Épistémè, et le toucha doucement de son nez. «Nous vous aiderons pour le transport,» déclara-t-elle, «nous pouvons soutenir aussi de chaque côté.»

Les deux lapins, massifs et longs, entourèrent efficacement le blessé, et leur fourrure lui offrit de la chaleur et un réconfort accru. Épistémè laissa échapper un soupir de soulagement, et le cortège renforcé reprit sa route.

«Désolé pour le schleu,» confia Exégèse, «dans l’enthousiasme, le mot m’a échappé.» Leibniz marchait en essayant de ne pas sautiller juste derrière Exégèse, et il le toucha du bout du nez. «Ne vous en faites pas, nous connaissons aussi boche, fritz, schpountz, sans compter kaiserlich dans le temps de Beethoven, et le kraut des anglophones. Nous avons fréquenté des humains pas toujours fréquentables.» «Selon moi, cela veut dire la grande majorité des humains,» intervint Galante, jusque là plutôt réservée. «Mais les humains de la Mission représentent notre espoir,» répliqua Exégèse, «les humains ne sont pas tous cruels et méchants.» La conversation cessa, en partie parce que le sujet restait pénible, et en partie parce que le sentier se remplissait de voyageurs. Deux moufettes en soutenaient une plus âgée, une demi-douzaine de furets et de martres coulaient dans la foule de voyageurs et de pèlerins comme des tourbillons dans un ruisseau, et trois jeunes orignaux entrechoquaient joyeusement leurs bois dans une joie de vivre manifeste. Personne ne sursauta en voyant trois blaireaux, deux immenses lapins, et une renarde former une sorte d’ambulance vivante.

Tout à coup, le sentier s’ouvrit, et devint un chemin de terre bien entretenu. Les voyageurs passèrent dans une grille où clignotaient des caméras de surveillance. «Ces caméras avertissent les membres de la Mission, et le personnel soignant, du nombre et de la taille des visiteurs,» expliqua un loup qui s’était évidemment lavé et coiffé. «Je viens participer au réveillon!» expliqua-t-il. «Le réveillon?» s’enquit Galante. Un lièvre, pas du tout intimidé par une renarde, donna des détails. «Dans la nuit précédent Noël, les humains veillent, mangent, boivent, dansent et s’amusent. À la Mission, tous les amis sont les bienvenus.» Dans le gai brouhaha, même Épistémè leva la tête pour participer à l’ambiance festive.

Si la cohue avait inquiété les blaireaux, ils se rassurèrent en voyant des portes battantes annoncées par une douce lumière bleue. «Nous entrons comment?» s’inquiéta Diekplous, mais Liebchen lui montra de la patte. «Regardez, trois portes se proposent pour trois tailles différentes de patient. Celle du milieu correspond, à l’œil de cette lapine, comme celle qui correspond à nous ici.» «Mais vous, vous ne venez pas pour ses soins?» demanda Exégèse. «Cela ne fait rien,» expliqua Liebchen, «nous vous laisserons avec les soignants, et nous repartirons à la recherche de notre oncle Ludovic.» Galante passa son nez sur l’oreille d’Exégèse. «La lapine a raison pour la règle générale, mais si vous analysez notre configuration, avec notre blessé et ses soutiens, nous devrons plutôt emprunter la plus grande porte!» Diekplous laissa le cortège un moment pour vérifier la taille des portes, et il revint pour confirmer le verdict de Galante.

Ainsi donc, la renarde, les trois blaireaux, et les deux lapins géants pénétrèrent dans la Mission tellement espérée par l’entrée des patients de grande taille. La lumière intérieure avait été conçue à la fois pour son efficacité et pour éviter un trop grand contraste avec la lumière extérieure. Toutefois, le cortège se sentit quand même ébloui, car ils avaient cheminé depuis quelques heures au clair de lune. Devant eux, une biche réconfortait son faon, pendant qu’une humaine coiffée d’un bonnet et armée d’une petite, mais intense, lampe de poche examinait l’oreille déchirée du faon.

Diekplous avait difficilement caché son scepticisme tout le long de leur excursion sur l’existence de la Mission. Il tourna la tête vers son camarade, dans un geste d’admiration et de contentement, et s’exclama, «Exégèse, je m’excuse des doutes que j’ai émis! Je suis ébahi par cette découverte tangible et je me sens en sécurité dans cet environnement!» Au même moment apparut une jeune femme, identifiée par un macaron en bronze comme Évelyne. «Bonsoir, je suis Évelyne, la fille du Maître qui gère la Mission de paix.» Leibniz échappa, «La fille du patron et vous êtes de garde à l’hôpital!» Évelyne sourit et précisa, «C’est une soirée très occupée à la veille de Noël et nous manquons de personnel!» D’un regard méfiant, Galante manifestait à son tour un scepticisme envers la société humaine. Exégèse mit sa patte sur celle de la renarde. «Vous ne remarquez pas le plus étonnant : elle nous parle et nous la comprenons!» Évelyne montra les dents, et Exégèse se rappela que ce geste montrait de la bonne humeur chez les humains.

Son rôle d’infirmière reprit le dessus, et elle s’approcha du blessé, pour le laisser sentir ses mains et le rassurer. Elle murmura des paroles de réconfort, puis elle répéta à haute voix, «Ta patte te fait souffrir?» Épistémè laissa les larmes couler, et il raconta toute l’histoire, la curiosité, le piège, et les efforts finalement fructueux de ses amis pour le libérer. À la fin, il ajouta, «Vous semblez gentille pour une humaine!» Un large sourire orna son doux visage et elle compléta, «Vous êtes ici à la Mission de paix! Notre mission est justement de protéger et soulager tous les malheureux, et ultimement débarrasser les humains de leurs mauvais comportements envers les autres!»

Elle tapota les pattes des accompagnateurs, chacun, puis elle expliqua la suite. «Nous allons placer votre ami dans une salle d’évaluation, et un médecin, presque tout de suite, examinera la patte et proposera un traitement. Nous promettons de le guérir, si c’est le moindrement possible.» Elle les invita à la suivre dans la salle d’évaluation en prenant dans ses bras Épistémè, qu’elle amena sans le bousculer jusqu’à une civière chauffante recouverte d’un drap blanc. La salle comprenait aussi des appareils de diagnostic et de suivi, et des contenants de diverses formes et tailles préparés pour des patients petits et grands, qui pouvaient boire en lapant, en aspirant, ou en cueillant avec leurs lèvres. Loin de souffrir de ces attentions, Épistémè vivait un genre d’euphorie, les yeux brillants, et il demanda, «Pouvez me reprendre dans vos bras? Je sens que vous avez guéri ma patte!»

Liebchen, Leibniz, Exégèse, Diekplous, et Galante se regardèrent, inquiets et méfiants. Évelyne les rassura. «Épistémè a vécu un trauma, il trouve une sécurité et un espoir, alors il reprend goût à la vie. C’est le début de la guérison, mais des soins et des traitements organiques demeurent nécessaires.» Diekplous n’en resta pas là, et décrivit ses propres observations, «Je n’ai jamais vu mon ami avec une telle aura, elle irradiait une lumière mauve! Je le sentais dans un état de béatitude quand vous le transportiez sur la civière!» La voix de Diekplous devint presque inaudible quand il ajouta, «Pouvez-vous me serrer contre vous? J’aimerais ressentir une partie des bienfaits que vous avez administré à mon ami!» Évelyne s’abaissa au niveau de Diekplous, l’encercla de ses deux bras en appliquant une pression affectueuse, et Diekplous s’exclama, «Me voici au septième ciel, je comprends Épistémè!»

Évelyne voulut donner le même traitement aux autres aidants, et prit le temps d’administrer un câlin à chacun d’entre eux. Exégèse se laissa cajoler, et les deux lapins manifestèrent leur habitude des caresses humaines. Galante hésita, cependant, et elle se raidit malgré elle sous les attentions de la jeune humaine. «Vous n’avez pas l’habitude des humains», lui murmura Évelyne, «mais nous deviendrons des amis, une fois que nous nous serons apprivoisées!» Une autre soignante apparut dans l’entrebâillement de la porte, une jeune fille de la race des ratons laveurs, qui entra dans la salle, et déclara, «Je viens faire la toilette du patient, et inscrire ses signes vitaux. Bonsoir, je m’appelle Muscade!» Elle termina à peine sa phrase, qu’ils entendirent une voix, «Évelyne, des rumeurs circulent à l’effet qu’un convoi d’animaux disparate se dirige vers la Mission, et qu’en plus il cacherait quelque chose, les as-tu vus?» Jacquot, car c’était lui, termina sa phrase juste à temps pour apercevoir les lapins géants et les blaireaux qui l’observaient, éberlués. Il ébouriffa ses plumes pour se donner de la prestance, et demanda, «Est-ce vous qui créez la nouvelle?» «En effet,» observa Évelyne, «ces courageux secouristes ont inventé une nouvelle méthode pour transporter les blessés, qui en plus n’exige aucune machinerie. Je crois que nous en inspirerons.»

Épistémè émit un doux gémissement, et Muscade s’avança pour prendre le relais. Évelyne invita les accompagnateurs à dégager pour faciliter le travail de Muscade. «Idéalement, vous devriez attendre dans la salle de réception, puis vous pourrez revenir, mais deux à la fois!» «Diekplous et moi resterons tout près, pour veiller sur notre ami, mais si les autres veulent poursuivre leur visite, nous les remercions!» déclara Exégèse. Liebchen se dressa, sa tête rejoignant presque celle d’Évelyne. «C'est vrai, nous nous réjouissons d’avoir pu secourir un malade, mais nous voulons maintenant retrouver notre oncle Ludovic, que nous sommes venus visiter!» Évelyne passa sa main dans la fourrure de la lapine. «Vous êtes des parents de Ludovic? Il est un membre estimé et honoré de la Mission. Pour le retrouver, tournez à gauche devant la buvette, puis suivez le corridor jusqu’au pied de l’escalier à droite. Montez, et poussez les portes, et vous vous retrouverez dans la grande salle. Tout le monde de la Mission, et tous ceux qui se sont invités, y dansent, y mangent, y rigolent, et y échangent des vœux. Ludovic s'y trouvera!»

Leibniz hésita, et mit sa patte sur celle de Galante. «Vous avez suivi pour aider, sans avoir planifié une visite ici. Accompagnez-nous, au pire vous passerez un bon moment!» Le lapin remarqua les larmes dans les yeux de la renarde. «Depuis le temps que je cherche mon fils, je n’ai pas connu de bons moments!» Ce fut au tour d’Évelyne de consoler la renarde. «Vous cherchez votre fils? Quelle histoire! Justement, un renard est un des membres fondateurs de la Mission. Profitez de l’occasion pour lui demander conseil!» «Notre rencontre pourrait devenir votre bonne fortune,» déclara Exégèse, qui avait écouté attentivement la conversation. Impatiente, Liebchen partit devant, selon les instructions d’Évelyne, puis Leibniz la suivit. Après une seconde d’hésitation, Galante les rejoignit sans dire un mot.

Les habitués de la Mission, s’ils fréquentaient le corridor entre l’hôpital et la résidence, n’auraient pas sursauter de rencontrer deux lapins géants et une renarde cheminant ensemble. Mais Liebchen, Leibniz et Galante ne rencontrèrent que deux imposants chats noirs identifiés comme infirmiers par des harnais blancs à la croix rouge, deux chats bigarrés qui discutaient fermement, mais tout bas, et un jeune orignal dont la taille permettait de bien saisir la hauteur du corridor. Par distraction ou oubli, ils prirent à gauche, et se retrouvèrent presque à l’extérieur. «De l’autre côté,» corrigea Leibniz, et le bruit sourd de la fête facilita l’orientation. La porte de gauche s’ouvrit, laissant passer un jeune bélier qui ne réagit pas à la vue ou à l’odeur d’une renarde, ainsi qu’une explosion de musique. «Une polka!» s’exclama Liebchen, «comme chez nous!»

En effet, sur une estrade dressée dans le coin gauche de la salle de bal s’exerçait un quintette de musiciens dépareillés, comprenant un aï qui turlutait un saxophone, un sapajou qui faisait sauter un trombone, un chat bigarré qui tripotait à toute allure un bandonéon, une moufette qui secouait une batterie à sa taille et un lapin qui marmonnait dans un cornet. «Mais ils jouent la Bayrische Polka,» s’écria presque Leibniz, «nos humains chez nous dansent sur cet air!» Un raton laveur s’approcha, les yeux pétillants. «Bonsoir, bienvenue, je m’appelle Tonton, et je suis un peu le maître de cérémonie de notre soirée. En effet, nous avons choisi la musique allemande comme thème du Noël de cette année. Cela vous plaît?» «Oh, oui,» clamèrent en chœur les lapins, «nous sommes justement de lapins géants allemands, Liebchen et Leibniz, et les humains chez nous écoutent souvent de telles pièces.» «Vous êtes une renarde teutonique?» demanda Tonton en regardant Galante. «Non, non, je m’appelle Galante, et j’erre dans la forêt qui nous entoure!»

Les trois arrivants se laissèrent transporter par l’ambiance. Dans le coin opposé à celui de l’orchestre, un luxuriant sapin surgissait du plancher et explosait vers le plafond dans un geyser vert. «En fait,» expliqua Tonton, «il vit toujours, et ses racines plongent sous la Mission. Ce sapin a tellement ému les constructeurs qu’ils ont décidé de le laisser occuper le cœur de l’édifice. Une serre en dôme dans le toit lui permet de respirer et de prendre la lumière. Ainsi, il grandit d’année en année pour remplir nos fêtes!» Les deux lapins échangèrent un coup d’œil. «Le sapin tient un rôle essentiel dans l’ancienne culture germanique,» souligna Leibniz. Pour Noël, des volontaires avaient accroché des lumières, des boules gravées et incisées, et des ribambelles colorées et savamment tressées. Galante porta plutôt son attention sur les sculptures de lumière qui occupaient harmonieusement la grande salle, et donnait l’impression qu’elle se divisait en alcôves un peu plus intimes.

Peu à peu, l’odorat du trio s’éveilla au buffet qui s’étirait et s’étirait le long du mur fenêtré à l’opposé des portes. Leibniz, très doué en maths, compta septante-sept réchauds, plats de service, saladiers, bols, et planches, proposant encore plus de mets et de délices. «Je sens de la salsepareille,» confia-t-il à sa sœur, «de la laitue romaine, de la laitue frisée, de la roquette, et quelques espèces que je n’ai jamais goûtées!» «Et vous, madame Galante,» demanda Tonton sur ton plaisant, «vous sentez aussi de bonnes choses?» «Je ne sais pas,» répliqua la renarde, «j’avoue que je vois des plats qui ne dégagent pas l’odeur à laquelle je m’attendrais.» Tonton devint conspirateur. «Nous visons, à la Mission, à réconcilier toutes les espèces, pas aisément accompli quand nous devons admettre que dans la nature certains de nos membres se délectent de certains autres.» «Je saisis,» commenta Liebchen, qui trouvait toujours inhabituel de fréquenter une renarde.

«Avec votre permission, les musiciens prennent un moment de répit,» annonça le chat, en déposant son bandonéon. Les danseurs retournèrent se coucher ou s’asseoir, et plusieurs filèrent droit au buffet. «Monsieur Tonton,» pria Leibniz, «nous cherchons notre oncle Ludovic, la gentille dame à l’hôpital nous a suggéré que nous le trouverions ici!» «Tonton, pour les amis,» déclara Tonton, «j’en connais qui rirait bien à me voir donner du Monsieur. Mais voilà, votre oncle se tient devant vous, il nous joue du cornet depuis tantôt!» Tonton se dressa et moulina de grands signes au lapin, et celui-ci termina gentiment sa conversation avec un couple de visons qui lui demandaient si les musiciens acceptaient les requêtes.

En deux sauts, Ludovic serrait dans ses pattes son neveu et sa nièce. «La dernière fois que je vous ai vu,» déclara Ludovic, «vous étiez à peine plus grand que moi. Comment va Perséphone, votre mère?» Tonton examina Ludovic de la tête aux pieds, puis il refit le même exercice avec Liebchen et Leibniz. «Excusez-moi,» demanda-t-il, «je me mets parfois les pattes dans les plats, mais à voir la différence de taille, je ne saisis pas tout à fait comment vous pouvez être parents!» «Ce n’est pas difficile,» expliqua alors Ludovic, «ma mère a retrouvé l’amour après la mort de mon distingué père, un philosophe en son temps, avec un grand bélier des Flandres.» «Un mouton?» s’étonna Tonton. «Mais non,» reprit patiemment Ludovic, «une sorte de lapin géant. Il s’appelait Wachotte.» «Et, tout simplement, la fille de Wachotte est Perséphone, notre mère,» compléta Liebchen. «Je me permets de rajouter que ma mère, dans son temps, présentait une bonne carrure, même si elle ne fait pas partie de la race des géants,» ajouta Ludovic pour terminer. «Ou encore, elle était une géante naine,» proposa Leibniz. «Je ne suis pas certain d’avoir tout compris,» Tonton se grattait l’occiput. «Cela ne fait rien,» consola Ludovic, «nous en reparlerons. Les enfants, votre oncle bien-aimé vous amène échantillonner le buffet!»

Avant que Tonton puisse reprendre la conversation avec Galante, un renard robuste se permit de la saluer. «Bonsoir, belle dame, je m’appelle Briscard, et je ne m’attendais pas à rencontrer une renarde, je croyais que mon frère et moi étions les seuls renards invités!» Dans sa quête, Galante avait souvent négligé les rencontres, et elle hésita entre la douceur de se retrouver avec des membres de son espèce, et la douleur des années perdues sans son fils. L’entraide et la discussion avec Évelyne lui avaient soulagé le cœur, et elle se sentit à l’aise de discuter avec Briscard. «Invités, donc vous n’êtes pas membres de cette Mission?» répondit-elle, «moi non plus, et je me nomme Galante!» Le renard cligna les yeux en un sourire vulpin. «Un nom qui vous convient parfaitement! Si vous permettez, je vous servirai de guide pour le buffet, qui surprend, à vrai dire, un goût de renard.»

«Je vous laisse donc avec ce gentil-renard,» conclut Tonton, et il repartit recevoir d’autres arrivants. Galante se souvint des explications de Tonton, et ne sursauta pas en se servant ce qui ressemblait à une poitrine de poulet, mais se révélait plutôt une habile imitation. «Je saisis votre observation,» commenta-t-elle, tout en expérimentant le mets. «Mais nous pensons que ces quelques inconvénients se justifient pour permettre cette fraternisation. La nature, bien sûr, est autre chose.» Un deuxième renard, dont les airs de famille le désignaient comme le frère de Briscard, arriva à son tour pour participer à la dégustation. Il se présenta, «Trois-regards, pour vous servir,» puis il voulut savoir aussi si Galante faisait partie de la Mission. «Nous non plus, nous sommes des invités de Mochée, le fils de Tonton!» Galante fronça un peu le sourcil. «Un raton laveur vous a invité au réveillon?»

Briscard afficha encore un sourire, puis il expliqua. «Non, Mochée est un renard, adopté par Tonton au début de la Mission, avant même la construction du manoir qui nous abrite actuellement.» Trois-regards s’esclaffa. «En effet, c’est toute une histoire, Tonton l’aurait sauvé d’un tas d’os où il se serait réfugié, d’où son nom, jeu de mots avec Mochée, sauvé des eaux, dans une ancienne légende humaine!» Briscard crut utile d’expliquer, «Tonton est aussi le père d'une fille, Muscade, qui consacre beaucoup de temps à l’hôpital.» Les yeux de Galante s’écarquillèrent, et une forte chaleur envahit son corps. «D’un tas d’os?» réussit-elle finalement à formuler. «Oui,» répondit Briscard, «tout le monde connaît cette histoire. Vous ne vous sentez pas bien?» Galante se mit à scruter la foule pour retrouver Tonton.

Elle l’aperçut près de l’estrade des musiciens, qui expliquait quelque chose à deux castors visiblement éblouis. Elle trotta presque le rejoindre, suivie par les deux renards maintenant soucieux de sa santé. «Vous revoilà!» déclara Tonton dès qu’il pût se détourner des castors. «Vous avez adopté un renard, il y a quelques années, caché parmi des os?» balbutia Galante, en dominant ses émotions. «Ils vous ont conté cette histoire?» dit jovialement le raton laveur, «pour l’essentiel, c’est vrai, il tremblait entre deux racines d’arbre, presque enfoui sous un tas d’os.» «Je pourrais lui parler?» demanda Galante, en posant une patte sur l’épaule de Tonton. «Mais oui,» déclara Tonton, «un instant, je le fais venir.» Il se tourna vers un rat étonnamment bien toiletté, et demanda, «Prichit, s’il vous plaît, saurais-tu nous amener Mochée? Cette dame veut lui parler!» «Nous pouvons vous aider?» intervint alors Briscard, pendant que le rat tapait la patte de Tonton et s’éloignait. «Je crois que vous l’avez fait,» répliqua Galante.

Mochée apparut d’une porte cachée dans la teinturerie, et marcha lestement vers Tonton et les renards. À mesure que Mochée approchait, le cœur de Galante se mit à s’épanouir comme une fleur qui reçoit de l’eau. «Bonsoir, papa, que puis-je pour ton service?» salua Mochée, face à Tonton, mais tourné par curiosité vers Galante. «C’est toi!» glapit avec ferveur Galante, «c’est toi!» «Oui, c’est moi,» répondit Mochée, «à qui ai-je l’honneur?» Galante s’approcha de Mochée pour bien le sentir, et le renard fils de raton laveur ne bougea pas, figé par la surprise. «Tu es mon fils!» expliqua Galante, pendant que des larmes de joie lui inondaient les joues. Mochée tendit à son tour le cou, pour échantillonner l’odeur de Galante. Ses larmes coulèrent à son tour, poussées par les souvenirs qui remontaient un à un. «Tu as retrouvé ta maman?» se réjouit Tonton, «je suis consolé, car je te croyais seul et abandonné!» «Nous formons une famille, maintenant,» réussit à prononcer Mochée. Et c’était vrai.

Dans un fouillis de plumes, Jacquot se déposa devant Tonton et les renards. «Évelyne m’envoie porter la nouvelle aux sauveteurs. Épistémè se trouve en salle d’opération, le chirurgien nous assure qu’il pourra sauver la patte, quoique le blaireau boitera un peu dans l’avenir. Demain matin, si vous voulez, vous pourrez le voir dans sa chambre. Je ne vois pas les deux autres, les lapins gigantesques?» «Une belle veillée de Noël!» s’exclama Tonton, «un blessé guérira, et une famille est réunie!» Jacquot examina Mochée d’un œil un peu sceptique. «Donc, cette dame est ta maman? En effet, toute une soirée! Je finirai par croire à la magie de Noël!»

Les musiciens pendant ce temps reprenaient leurs places, et chacun raccordait son instrument. La moufette batteuse roulait des accords pour provoquer les rires des invités. Deux chats bigarrés se dressèrent d’une alcôve éclairée, et le plus costaud lança, «Hé, Salvador, basta la musica tedesca, jouez-nous le Tango corse!» Mais, minuit sonnait, et les musiciens comme les autres sursautèrent en entendant un bruit inconnu. Les amis suivirent la direction de la détonation entendue, puis les regards traversèrent les grandes vitrines pour se laisser éblouir par les feux d’artifice blanc, rouge, et vert qui remplissaient le ciel. Des acclamations fusèrent de toute part! Mochée, émerveillé, tourna sa mère retrouvée vers les vitrines et s’exclama, «Regarde, maman, le père Noël descend du ciel!» Galante s’écarquilla les yeux devant ce phénomène, et ajouta, «Mais oui! Il file vers nous dans la grande allée, chevauchant un de ces véhicules que les humains utilisent dans la forêt!» Jacquot, toujours à la recherche de la précision, souligna, «Et dans le ciel, il est aussi écrit, Joyeux Noël!»