Un Noël noir et blanc
Patchouli tira, et poussa, et grogna, et, finalement, arracha un coin de la boîte que les humains avaient déposée derrière leur grande maison. «Venez,» gazouilla la jolie Méphitidé, «j’ai trouvé des bouts de poulet!» Sans attendre, elle traîna ce qui avait été une cuisse de poulet hors de la boîte, et l’immobilisa avec ses griffes antérieures. Mais d’un coup, elle virevolta sur elle-même, et faillit se jeter sur Fougère qui accourait à son appel. «Hé, fais attention!» siffla nerveusement celui-ci, «un de ces jours, tu mordras quelqu’un, sinon moi, ta sœur, ou Muflier!» Patchouli se secoua, et ferma les yeux un moment. «Ma petite sœur Châtaigne sait que je suis sensible de tempérament, et je me demande si ce lambin de beau-frère, Muflier, ne mériterait pas un rappel aux bonnes manières!» Fougère huma l’odeur du poulet, puis il lécha trois fois les oreilles de son amoureuse. «Tu dis vrai, et je t’aime comme tu es! Mais ce n’est pas pour rien que les autres te surnomment TDH!» Patchouli n’approuvait pas trop son surnom, toutefois elle s’abstint de commenter ou de mordiller, et elle murmura plutôt, «Mangeons ce que j’ai trouvé, avant que le froid nous oblige à regagner notre terrier.»
Châtaigne et Muflier avancèrent à leur tour, marchant presque au pas. Fougère laissa Patchouli dépecer le bout de poulet, et se dévoua à briser les difficiles cuirasses des objets humains. «Pouah, celui-ci dégage une odeur infecte, en plus il est dur et il reflète la lune. Les humains ne mangent sûrement pas de cela, rassurez-moi!» Muflier se glissa contre son voisin de terrier, et tourna l’objet en tous les sens. «Je ne crois pas, je dirais qu’ils utilisent cet objet pour écraser leurs fruits et légumes.» Châtaigne saisit un sac transparent qu’elle éventra de ses griffes. Fougère mit son nez dans le sac, et expliqua, «Cela s’appelle du pain, il me semble, et c’est bourratif. Mais attention aux émanations, le pain nous donne parfois des maux de ventre.» «Un connaisseur!» gazouilla Châtaigne, puis elle entreprit de trier les pains selon leur fraîcheur.
«Toujours en train de fouiller les restes des humains!» siffla une voix, ce qui provoqua un autre virevolte de Patchouli. «Pas encore lui!» grogna Muflier, et il fit de son mieux pour mordre la patte gauche du nouveau venu. «Nous t’avons assez vu, Reniflard,» gronda à son tour Fougère, mais sa bouche débordait trop pour le mordiller, et il faillit tomber à la renverse dans son élan. Reniflard donna un bel arc à sa queue, dont l’élégance lui attirait souvent des regards admiratifs. «Vous avez tort, j’ajouterais de l’élégance et du raffinement à votre terrier.» Patchouli secoua ses oreilles. «Nous vivons un parfait équilibre de couple, nous n’avons pas besoin d’un mâle de plus.» «Oui,» renchérit Muflier, «de toute façon l’habitude veut que les dames forment la majorité!» Reniflard renversa une boîte de ses griffes de la patte gauche, et en tira une carcasse de homard. «Vous avez raison, ces humains nous proposent de très intéressants restes de table. Mais, vous devez quand même vous traîner du terrier à ces boîtes et ces sacs, dans le froid.» Châtaigne se dressa un peu. «Là, tu marques un point, le froid m’épuise, et je déteste devoir quitter le terrier et affronter la neige et le givre! Mais nous n’y pouvons rien!» Reniflard cligna des yeux, presque comme un chat, ce qui se comprenait puisqu’il fréquentait plusieurs félins dans ses rondes. «Voyez-vous, votre bon ami Reniflard, justement, mijote une bonne solution, qu’il partagerait avec des partenaires dans son projet!»
Muflier ouvrit la bouche pour exécrer le monsieur moufette téméraire, puis il regarda ses pattes enneigées et engourdies. Patchouli arrêta de manger et tourna la tête vers Reniflard, Châtaigne pencha la tête de côté, et Fougère se laissa reposer sur un bout de carton qui le protégeait du sol gelé. Reniflard parla doucement, un changement de ton qui rassura ses congénères. «Les humains qui habitent cette immense propriété ont prévu plusieurs entrées et sorties, dont celle qui mène à ce lieu. D’autres humains s’y retrouvent chaque semaine pour récupérer les sacs et les boîtes que vous explorez maintenant. Pendant mes expéditions autour de cette maison, j’ai identifié un chemin qui nous permettra de nous y faufiler, et non seulement de trouver les aliments dont vous ne déterrez ici que les effluves, mais encore de passer l’hiver au chaud, comme le réussissent les humains!» Patchouli se jeta en arrière. «Un instant! Si tu as trouvé ce génial passage, pourquoi ne pas y être entré derechef, plutôt que nous en entretenir? Ton histoire respire le louche!» Reniflard ne se démonta pas. «Ni louche, ni mystérieuse, ma découverte. D’ailleurs, pourquoi restons-nous ici à palabrer, venez, je vous montre les lieux, et je vous propose un plan et devis.» Fougère pencha la tête vers Châtaigne, qui tourna les yeux vers Muflier, qui se mit à tripatouiller la queue de Patchouli. Les quatre se dressèrent, comme pour dire, marchons!
Reniflard passa de la parole aux actes, et il partit d’un pas chaloupé, mais résolu, vers la grande maison. Les autres le suivirent avec confiance, tout en vérifiant les pièces et les arcs-boutants de la construction humaine. Reniflard quitta le chemin, et s’engagea dans la pelouse gelée, en zigzaguant entre les arbres endormis. «Je soupçonne que les humains ont planté ces arbres,» murmura Muflier à Châtaigne, «car, observe, trois hêtres, deux chênes, deux ormes, et trois pins, à notre gauche, mais, à notre droite, deux pins, trois ormes, trois chênes puis deux hêtres. Une telle symétrie exige une action humaine!» «J’ai remarqué un harfang et un balbuzard de temps en temps, mais je n’ai jamais engagé la conversation,» intervint Patchouli. Reniflard revint sur ses pas à ce moment. «Hé, les amis, suivez-moi, sinon nous n’en viendrons jamais à bout!» Patchouli enfila sans mot dire derrière l’entrepreneur si décidé, et tous poursuivirent leur intrigante aventure.
«Voilà!» ronronna Reniflard, en se dressant sur ses pattes arrière. Fougère figea net, regarda à gauche et à droite, puis il grinça, «Hé, l’imposteur, tu nous as amenés au milieu de rien!» Reniflard soupira. «Levez la tête, bande d’innocents!» Patchouli constata alors que la troupe de moufettes était postée face à une muraille blanche, construite en enlaçant des planches comme un treillis. «Mais, nous ne pouvons pas passer ici!» s’étonna Muflier. Reniflard se dressa contre le pieu en ciment, et glissa sa patte sur la surface attenante. «Voici une barrière que les humains soulèvent pour diriger leurs véhicules vers la porte arrière. Le chemin se compose simplement de terre battue, que nous pouvons facilement creuser!» Fougère mordit presque Reniflard. «Creuser dans le froid? Et, surtout, pourquoi?» Reniflard poussa son critique jusqu’à l’interstice entre le pieu et la barrière. «Suis mon regard. Nous arrivons tout près de la maison, et, au niveau du sol, vous voyez une rangée de fenêtres.» Châtaigne se permit une moue. «Une fenêtre, c’est dur, et on ne peut pas la creuser.» Reniflard continua sa description. «Je suis venu ici, pendant la belle saison, et la barrière était ouverte. La fenêtre fonctionne avec un mécanisme qui se soulève et se pousse. La troisième ferme mal, et je suis convaincu qu’en travaillant ensemble nous pourrons la déverrouiller et pénétrer dans la maison.» «Et la barrière?» reprit Muflier. Reniflard gratta la terre sous la barrière. «Voyez, ce bout de terrain forme un microclimat, sous la protection des arbres, alors la terre n’est pas gelée et nous pourrons creuser un chemin sous la barrière. Qui veut commencer?»
Patchouli exécuta un micro-bond arrière, et ensuite se pencha vers le sol. Elle s’agita d’un côté puis de l’autre, puis elle actionna ses pattes avant. Reniflard avait raison, la terre se creusait très bien, même qu’elle ne produisait pas de poussière pour faire éternuer Patchouli. «Cela marche!» siffla-t-elle, en secouant la queue comme une bannière qui mène une attaque. Fougère voulut soutenir sa compagne, et il se faufila à sa gauche pour arracher lui aussi des paquets de terre froide. Reniflard examina la fosse qui commençait à poindre, puis il suggéra à Châtaigne et Muflier d’alterner avec les deux autres. Au bout de trois alternances, un espace luisait entre le sol et la barrière sous l’éclairage de la lune. Reniflard tâta avec ses pattes, et poussa sa tête sous la barrière. En aplatissant ses pattes au maximum puis en allongeant sa queue, il réussit péniblement à passer de l’autre côté. «Parfait,» annonça-t-il, «je peux maintenant élargir le tunnel de ce côté. Continuez à creuser, et à élargir.»
Le chantier se gonflait suffisamment pour que les deux équipes travaillent de concert, alors le tunnel surgissait du sol comme un minuscule lever de soleil. Bientôt, Muflier rejoignit Reniflard, et le tunnel se transforma en ouvrage élégant. Les moufettes arrêtèrent pour vérifier leur progrès, et le passage permit à tous de glisser sous la barrière. Même Muflier agita la queue de satisfaction, en admirant le joli accès aux terrains des humains qu’ils venaient de réussir. «Si les humains ne le découvrent pas,» suggéra Fougère, «nous pourrons pénétrer à volonté chez les humains.» Patchouli précisa. «Nous pourrons pénétrer dans leur jardin!» Reniflard nettoyait sa queue de son mieux, pendant cette pause, et il reprit Patchouli. «Oui, et le jardin n’est qu’une première étape, qui nous ouvre la possibilité de détricoter une fenêtre.» Fougère leva le nez. «La troisième du coin, là, vous nous avez dit?» Reniflard se permit de passer sa patte sur le dos de Fougère. «Vous comprenez vite, mon ami!» Fougère ne renia pas ce titre d’ami d’une moufette réputée pour son indépendance d’esprit.
Patchouli s’illustrait par sa détermination auprès de ses congénères et elle n’hésitait pas à affronter le danger qu’importe la situation! Elle aurait pu se qualifier aux Olympiques, si les moufettes étaient admises aux Olympiques, par ses pas de danse que personne ne savait imiter. Résolue à pénétrer à l’intérieur de la maison des humains, elle fonça tête baissée en exécutant des pas de ninja, convaincue qu’elle réussirait sans l’aide de ses amis à ouvrir la fenêtre. Fougère constata la témérité de sa femme en la voyant s’approcher de leur future ouverture. «Je pense que Patchouli a oublié de prendre ses médicaments ce matin!» soupira-t-il. Châtaigne craignait qu’elle se blesse en voulant procéder seule à cette intervention sans leur aide. Reniflard exécuta un saut en arrière à son tour, et s’exclama, «Arrêtez-la, quelqu’un!» Muflier se balança d’une patte à l’autre, en se parlant tout bas. «Nous ne savons pas si des chiens demeurent ici. La prudence recommanderait que nous avancions par échelon, en utilisant le couvert.» Fougère mordilla l’oreille de Muflier. «Tu vois du couvert, toi? Je vois un terrain gelé, et l’amour de ma vie qui galope à quatorze kilomètres à l’heure vers on ne sait quel danger!» Puis, il fonça à son tour en visant le panache blanc de Patchouli.
«Aie, aie, aie!» gémit Châtaigne, néanmoins elle se précipita à la suite des autres, suivie après une mesure de pause par Muflier. Reniflard demeura la bouche ouverte, puis il parla tout haut. «Je suis leur chef, je dois les suivre!» Une jolie passementerie de noir et de blanc s’étendit ainsi entre la barrière et la troisième fenêtre du coin sud de l’édifice. Fougère réussit à rattraper son amoureuse, et les deux moufettes téméraires, un sourire de travers, atteignirent la fenêtre essentielle la patte gauche en avant, quoiqu’un peu essoufflées. «Vraiment, la vitesse n’est pas notre truc,» haleta Fougère, tandis que Patchouli voulut montrer sa fraîcheur en exécutant un petit haka devant la fenêtre. Châtaigne avait ralenti en constatant que les deux premiers avaient atteint sans encombre le cadre, alors elle se joignit à eux le nez en l’air, pour examiner la configuration de cette fameuse fenêtre. Muflier ne se déplaçait jamais très vite, même pour une moufette, de sorte que Reniflard et lui arrivèrent en même temps. «Pause!» haleta Reniflard, tout de même décontenancé par l’initiative de Patchouli, et il s’allongea sur le pas très confortable rebord de béton. «Maintenant, chef?» demanda Fougère, et Reniflard agita la patte dans la direction du coin intérieur de la fenêtre. «Voyez-vous un mécanisme, une barre de métal, avec un rond et un cliquet?» Patchouli mit une patte sur chaque élément comme Reniflard les nommait.
Les quatre aventuriers imitèrent leur guide, malgré leur enthousiasme. Muflier recommença à se faire du mauvais sang. «Nous aurions pu tomber dans un piège, j’ai vu toute une famille assassinée d’horrible façon par une diabolique machine humaine!» Fougère lança un rire de moufette. «Patchouli les a tous déminés au passage!» Reniflard se secoua, et entreprit de tâter le mécanisme. «Vous remarquerez, mes amis, que le coin inférieur de cette fenêtre ne s’agence pas parfaitement à son cadre. J’estime que nous pouvons ouvrir la fenêtre, si un de nous lève le bras ici, pendant qu’un ou deux poussent, et qu’un autre tourne le cliquet en sens inverse. Vous pouvez y arriver?» «Cela ne lève pas beaucoup,» suggéra Patchouli en testant le bras. «Non, bien sûr,» expliqua Reniflard, «on soulève un peu, on tourne un peu, on pousse, puis on recommence. Venez!» Reniflard montra à Fougère et Muflier comment lever, et, pendant que Patchouli levait, il réussit à tourner le cliquet de trois quarts de tour. «Parfait!» ricana-t-il, «nous recommençons. Attention, Muflier, essaie de pousser vers la gauche en même temps que vers le haut.» «À gauche?» demanda Muflier, un brin ahuri. «Le côté de ta patte avec une croix blanche,» précisa Reniflard, «allons!» Il réussit un dernier trois quarts de tour, et Patchouli s’exclama, «Cela vient, je sens la fenêtre avancer!»
Ils s’activèrent tant et si bien que tout à coup Patchouli miaula presque, et disparut brusquement. «Quoi encore?» s’énerva Fougère, qui bouscula Châtaigne pour mettre le nez dans la fenêtre. «Je suis entrée, je suis ici!» entendit-il se réjouir la voix de sa compagne. «Parfait, mais comment?» «Je me suis infiltrée dans l’espace, et je suis tombée de la hauteur de deux moufettes,» détailla Patchouli, «vous pouvez faire de même!» Reniflard avança à son tour le nez dans l’embrasure, et confirma que le passage s’ouvrait devant eux. «Mais comment ferons-nous pour remonter?» s’inquiéta Châtaigne, et Muflier l’approuva, en se tournant vers Reniflard. «Quelle importance?» réagit en écho la voix de Patchouli, «le but de l’exercice est d’entrer, non?» Reniflard piétina ses pattes avant. «Je prévoyais nous garder une sortie de secours, mais TDH, je veux dire Patchouli, à raison. En avant!» Fougère se glissa dans l’ouverture, et les autres entendirent le bruit sourd de ses pattes sur une surface dure. «C’est haut!» annonça Fougère. Reniflard poussa du nez Muflier, puis Châtaigne, ensuite, avec un dernier regard sur l’extérieur, il sauta à son tour.
«Où sommes-nous?» demanda Muflier, à quoi Fougère répondit, «À l’intérieur! Vous sentez certainement la chaleur?» Tout le monde cligna des yeux, surpris par l’air doux qui les entourait. «Mais oui!» siffla Châtaigne, «nous nous croirions une belle journée d’été, avant les grandes chaleurs.» Reniflard se gonfla avant d’ajouter, «Je vous l’avais promis qu’il ferait chaud!» Pendant que chacun d’eux émettait leurs observations, Patchouli s’agitait à renifler chaque recoin en produisant des murmures de satisfaction ou de dédain. Muflier, qui l’observait nerveusement, s’inquiéta tout haut. «Sens-tu la présence de chiens?» Patchouli répondit distraitement à la question, «Non, mais tu as raison de t’inquiéter!» Elle ne précisa pas sa pensée laissant son beau-frère pantois et apeuré par l’inconnu, sa résolution faiblissant à vue de nez. Reniflard se rappela de son rôle d’initiateur du projet, et il proposa fermement, «Le temps est venu de se familiariser à ces lieux et de découvrir les us et coutumes de nos hôtes!» Fougère leva le nez abruptement et rétorqua, «Regardez, ma femme nous précède et fait sa propre exploration!» «Bon, allons-y!»
Muflier avança de deux pas, pour se retrouver emmêlé dans ses propres pattes sur une surface rude et froide. Patchouli ricana un peu. «Voilà pourquoi tu devais t’inquiéter; nous avons atterri sur une sorte de plateforme surélevée, et tu viens de mettre la patte sur le fond de cette drôle de caverne!» Les trois derniers passèrent leur tête précautionneusement par-dessus le bord, pour constater qu’en effet leur descente n’était pas encore terminée. «Pas évident!» se désola Fougère. Reniflard vit l’occasion de reprendre un peu son ascendant. «J’ai appris, d’un ami chat, comment faire. Laissez-vous glissez peu à peu, les pattes vers le bas, puis, au dernier moment, lâchez tout pour atterrir sur vos pattes!»«Comme Muflier?» demanda Châtaigne. Reniflard se retint de rire. «Peut-être en ménageant l’atterrissage.» Patchouli se laissa glisser, puis elle eut l’idée de rouler en tombant, et elle rejoignit Muflier avec un bruit sourd. Châtaigne la suivit, avec moins d’élégance, mais sans mal. Fougère accompagna Reniflard dans une sorte de plongeon synchronisé, Reniflard dans une passable imitation d’un chat, et Fougère en utilisant sa queue comme coussin de réception. «Ouf!» résuma Muflier.
Ils parcoururent la pièce, certains vers le haut et certains vers le bas, en sentant minutieusement les odeurs que dégageaient certains endroits. Certains arômes les enivrèrent et les firent rêver, mais d’autres insupportaient les explorateurs. Ils oublièrent leur entrée par infraction, jusqu’au moment où Patchouli émit en pensée, «Cachez-vous, des bruits de pas viennent vers nous!» Ils réussirent à se glisser en dessous des comptoirs juste à temps pour zyeuter les pas entendus. Tonton, Joupasa, et Désydraton apparurent au même moment que la lumière fut! Ils figèrent sur place, se regardèrent, et émirent la même pensée, «Je sens des présences!» Joupasa voulut rassurer. «C’est normal, nous sommes tous réunis au salon!» Patchouli saisit leur message et lança un avertissement, «Faites le mort, et retenez vos envies de piétiner!» Dix yeux surveillèrent Tonton lorsqu’il ouvrit la porte de réfrigérateur, sortit trois plateaux remplis de victuailles, et en déposa un dans les bras de chacun de ses accompagnateurs, et transporta le dernier plat. Les regards affamés de cinq moufettes, paralysées par l’étonnement et le trac, suivirent pas à pas les plateaux qui s’éloignaient. Muflier morigéna Patchouli, en piétinant un peu. «Tu m’as dit qu’on ne rencontrerait pas de chien!» «As-tu vu des chiens?» «Je ne sais pas! J’ai reconnu des ratons, mais le grand démembré, ce n’était pas un chien?» Elle s’esclaffa sous les regards ébahis de ses amis «Non, c’est une sorte de singe!» «Quelle importance!» rugit presque Reniflard, «filez-les, mais en silence!» «C’est quoi, un singe?» marmonna Muflier, avant que Fougère ne lui pince une patte. «Que ne comprends-tu pas dans la phrase, Silence?»
Les moufettes, qui ne sont pas conçues pour la vitesse, réussirent quand même à suivre les ratons et le singe chargés de plateaux glissants. Leur tâche s’alourdit quand ils entreprirent d’escalader une marche haute et profonde, puis une autre, puis une autre. Patchouli, toujours alerte, passait chaque marche avec un petit saut, mais ces congénères durent s’entraider. Deux en poussaient un, qui tirait un deuxième pour monter, et les trois hissaient le dernier. Patchouli réussit cependant à garder en vue les trois porteurs, et au moment où les membres de sa bande arrivèrent enfin en haut, essoufflés et maussades, elle pouvait les mettre au parfum. «Ils ont poussé cette porte, et ils sont entrés dans une pièce lumineuse. Écoutez, on entend des sons harmonieux!» Les pattes de Patchouli esquissaient des pas malgré elle. Reniflard essaya de regarder sous la porte. «Bon,» proposa-t-il, «nous entrouvrons la porte prudemment, et nous nous glissons l’un après l’autre, pour former une ligne de défense. Chacun en entrant assumera une position d’attaque, et commencera à piétiner. Vous comprenez?»
Reniflard aurait pu économiser ses paroles, car comme il finissait, Patchouli se jeta brusquement sur la porte, et pénétra à toute allure dans la lumière. Les quatre derniers fermèrent les yeux, en attente du coup de fusil qui mettrait fin à leur aventure, et à Patchouli. Fougère se secoua le premier, et il s’introduisit à son tour dans la pièce, toutefois en frôlant le mur et en évitant de faire du bruit. Son geste obligea ses amis à le suivre, pendant que Reniflard répétait, «En position de combat! En position de combat!» Une lumière tamisée, mais éclairante remplissait la pièce, jusqu’à son lointain plafond. Un gigantesque sapin de Noël tout illuminé trônait à droite de la table pour les convives et lançait ses rayons sur la neige fraîchement tombée. Près de la fenêtre, cette table semi-circulaire se distinguait par des banquettes de hauteur variable, et aussi par des plats divers qui se bousculaient entre eux. Chacun reconnut du saumon, des ailes de poulet, des salades chargées de mayonnaises, des œufs farcis, mais des mets inconnus complétaient la présentation. Les trois guides involontaires finissaient de placer leurs fardeaux. Fougère supposa que sa compagne s’était hissée sur une des banquettes, à portée de moufette, mais il s’aperçut plutôt qu’elle exécutait des pas compliqués, au rythme des sons rythmés qui l’avaient attirée. Un furet blanc suivait ses pas, et leur chorégraphie, toute spontanée soit-elle, se méritait des regards. «Zazou, zazou, je suis swing!» ronronna le furet en passa sa patte sous celle de Patchouli, qui répondit, «Enchantée, moi, je suis Patchouli!»
Sur une plateforme, un chat rayé faisait danser les notes d’un piano, accompagné par deux grands chats noirs, un soufflant dans une clarinette et l’autre dans un saxophone alto. Un étrange animal, masqué comme un raton, mais aux membres sans fin tirait et pinçait les cordes d’une basse. Un chat jaune flattait et triturait un ensemble de tambours rehaussés par des objets ronds en métal. Les musiciens terminèrent avec un arpège tout en bémols, et le chat jaune aux airs enjoués s’avança sur la plateforme. «Merci d’avoir écouté, et dansé sur, notre version noëlesque du «Sing, sing, sing!» de Goodman!» Joupasa se dressa pour glapir, «Singe, singe, singe!», ce qui provoqua un rire généralisé. Le chat se reprit. «Maintenant, un dernier morceau avant la pause de minuit, pendant laquelle nous ouvrirons les cadeaux….» Le chat ne termina pas sa phrase, mais se tourna vers les quatre moufettes qui se tenaient toujours en position de combat le long du mur. Peu à peu, tous les danseurs, ratons, chats, un furet, une dame pingouin, un mouton, un lapin, un dragon poilu nommé Will, et même un orignal, dont les quatre pattes semblaient danser comme un couple, dévisagèrent les intrus.
Le quatuor restait figé dans sa position d’attaque, pendant que leurs huit yeux fixaient les lumières du sapin, tout émerveillés! «Je ne saurais dire si ce sapin pousse à l’intérieur, ou à l’extérieur,» déclara Châtaigne sotto voce, et en effet le sapin, immense, plongeait ses racines au plus profond de l’édifice, pas du tout cerné par un support artificiel. «Magie!» souffla Fougère, surtout ébloui par l’agencement de bougies, vertes, blanches, rouges, ou bleues, qui modifiait constamment les dessins dans l’arbre. Muflier sortit le premier de leur léthargie «Nous sommes dans la mouise,» se lamenta-t-il. «Courage,» répliqua Reniflard entre ses dents, «nous voici quatre moufettes avec une arme terrible. Restons unis et nous en viendrons à bout. Craignez-vous un mouton et des chats?» «Un mouton, je ne sais pas», murmura Châtaigne, «mais un loup et deux lynx peut-être!» Fougère s’inquiétait plutôt pour Patchouli, mais celle-ci ne semblait pas nerveuse. Les rangs des danseurs s’ouvrirent pour laisser passer une moufette bien de sa personne. Elle s’avança à pas lents, et s’arrêta à portée de pattes des quatre aventuriers. «Bonsoir,» ronronna la moufette, «je m’appelle Marmelade, et je vous souhaite la bienvenue! Vous venez participer à notre réveillon de Noël?»
Les quatre amis se regardèrent et Reniflard exprima platement leur ignorance. «C’est quoi un barbillon de Noël?» Aucun de nos envahisseurs ne connaissait le mot Noël, ou le mot réveillon. Marmelade se posa doucement sur le plancher marbré, et, d’un ton calme, flanquée d’un fraternel sourire, leur narra un cours rapide sur la puissance de Noël. Elle commença par la naissance d’un enfant, entouré de bêtes, résuma les festivités mettant en scène les grands sapins, et termina, «À Noël nous respectons un pacte de paix, et invitons nos familles, nos amis, et tous ceux qui se présentent, à partager leur amour entre eux, indépendamment des différends vécus au cours de l’année!» Muflier sentit les larmes couler le long de son nez. «Donc, c’est une journée où personne n’a le droit de critiquer ses congénères, et nous devons les accepter tels qu’ils sont?» Marmelade regardait les quatre réfugiés, les yeux pleins de compassion, et elle inclina sa tête dans l’affirmative.
«Mais, demande-leur comment ils sont entrés ici!» lança un raton. Marmelade recueillit le nom de chacun d’eux, puis elle leur demanda candidement, «Comment êtes-vous entrés?» Reniflard avait imaginé l’expédition, et se jugea de facto le porte-parole. Il avoua tout aussi candidement toute l’histoire. «Nous gelions dehors et quand je les ai aperçus, mes amis fouillaient dans des vidanges au froid, les pattes à moitié gelées pour certains, à la recherche d’un croûton de pain. Je leur proposai de s’enrôler dans mon aventure, car j’avais exploré les lieux, puis, s’ils hésitèrent au début, leur situation devenait de plus en plus insupportable et ils en conclurent que c’était peut-être une bonne idée! Je connaissais la maison pour être venu à plusieurs reprises, et j’avais détecté une faille dans l’ouverture d’une fenêtre qui nous permettrait de nous réfugier au chaud. Et voilà comment nous sommes arrivés à vous!» Les participants à la fête suivaient l’échange avec le plus grand intérêt, au point où les ratons ne mangeaient plus, et un courant de rire traversa l’assemblée.
«Pourquoi tout le monde rit-il ainsi?» s’offusqua Châtaigne. «Ne vous fâchez pas», répondit Marmelade, «vous êtes ici dans la Maison de La Mission de paix, qui comprend des résidences pour tous ceux qui en ont besoin, une école pour former des humains qui soignent les animaux, et par conséquent un hôpital pour soigner toutes les bêtes.» Elle passa son nez sur les pattes de Fougère, et fronça les sourcils. «D’ailleurs, je vous amènerai à notre clinique pour examiner les engelures de vos pattes.» Elle se rassit et poursuivit son explication. «Si les amis rient, c’est parce que vous vous êtes donné beaucoup de mal, alors qu’à notre entrée principale, quand vous accédez à la galerie, vous êtes accueillis par un détecteur de mouvement qui ouvre la porte adaptée à votre taille, sans que vous ayez à toucher à quoi que ce soit!»
Ils allaient de découverte en découverte, et Reniflard se demandait s’il n’avait pas imposé des démarches inutiles à ses amis. Muflier le consola en rappelant une grande vérité. «Nous ne pouvons pas nous avancer avec confiance chez les humains, ils n’hésitent pas à nous faire disparaître si nous les contrarions! Nous essayons de devenir invisibles quand nous les apercevons!» Châtaigne et Fougère firent signe de leur tête que Muflier avait bien parlé, et que Reniflard n’avait rien à se reprocher. Marmelade mit une patte sur celle de Muflier. «Vous vous retrouvez en sécurité ici!» Patchouli tenait la patte du furet, qui s’appelait en réalité Croton, et elle demanda à Marmelade, «Pouvons-nous continuer à danser, maintenant?» Puis elle se tourna vers la plateforme, pour interpeller les musiciens. «Dîtes donc, le chat batteur, là, n’alliez-vous pas nous jouer un dernier morceau avant minuit?» Le batteur se réunit brièvement avec son groupe, pendant que tous les membres de la Mission de paix, y compris les humains, applaudissaient!
Le chat distribua quelques directives, pendant que les danseurs se plaçaient. «Vous danserez bien avec moi?» invita Marmelade, la patte sur celle de Reniflard. Celui-ci figea presque, mais sa nouvelle partenaire l’entraîna sur la piste, en lançant un «Venez tous!» aux autres. Fougère aurait bien voulu rejoindre Patchouli, mais elle s’était visiblement trouvé un partenaire à sa mesure. «Je vous invite,» déclara la madame pingouin, plutôt vertical qu’horizontal, mais tout à fait dans les teintes d’une moufette. Les musiciens prirent leur décision, et le chat jaune commença un rythme syncopé et très stimulant. Derrière lui, le bassiste ajouta une série, un et deux et trois et quatre, un et deux et trois et quatre, pour que le percussionniste puisse accentuer deux et quatre. Le partenaire de Patchouli leva ses pattes sur ce rythme, et Patchouli ferma les yeux pour le suivre. Tous les danseurs commencèrent à se balancer selon le rythme, et alors le pianiste inséra un air qui provoqua un soupir de satisfaction général. «Tout le monde reconnaît cet air?» s’étonna Reniflard, qui s’efforçait de synchroniser ses pattes avec celles de Marmelade. «Ne te force pas,» murmura celle-ci, «laisse la musique te contrôler. Oui, tout le monde reconnaît Vive le vent!» «Swing, swing, swing, je suis swing,» chantonna le furet qui multipliait les pas en compagnie de Patchouli. «Et bonne année, grand-mère!» chantonna le pianiste en exécutant un trémolo particulièrement vibrant.
Les musiciens cessèrent sous les applaudissements, et le chat jaune annonça, «Nous arrivons à minuit! Avec moi, neuf, dix, onze, douze, Joyeux Noël!» Marmelade embrassa Reniflard, Muflier embrassa un mouton frisé, Châtaigne se retrouva dans les bras d’un grand loup gris, Fougère réussit à rejoindre Patchouli qui le serra très fort, et tout le monde se jeta dans des accolades. Joupasa sauta sur la plateforme, et après avoir donné l’accolade aux musiciens, il annonça très fort, «C’est le temps de développer nos cadeaux! Ensuite, le moment sera venu d’attaquer le buffet!» Tous se rapprochèrent pour la distribution, pendant que le pianiste produisait un fonds musical au dépouillement de l’arbre. «J’inaugure la distribution,» déclara Tonton, «je vous rappelle la procédure, un premier fêtard prend un cadeau au hasard, et celui qui reçoit ce cadeau offre le prochain, jusqu’à tous les cadeaux soient distribués. Je commence!» Sous les rires, et les quolibets, genre, «Pourquoi ne sommes-nous pas surpris?» Tonton alla cueillir un jouet dans l’arbre, et il dit très fort le nom de l’élu, «Muflier!» Les participants connurent un moment de consternation, puis ils se mirent à applaudir sans retenue. Les moufettes demeuraient coites, frappées de stupeur! Châtaigne s’exclama pour les quatre, «Comment pouvait-on savoir que nous serions ici?» Joupasa s’approcha des nouveaux amis et expliqua, «C’est ce qu’on appelle la magie de Noël!»
nathalie besson