¡ Viva 2022 !
Dix! Neuf! Huit! Sept! Six! Cinq! Quatre! Trois! Deux! Un! «¡ Viva l’année 2022!» Toutes les portes du quartier s’ouvrirent au même moment, et du balcon du salon, de la verrière de brique, de la galerie au-dessus du garage, du toit de la piscine, du belvédère de l’ancienne maison du notaire, verre de champagne à la main, les habitants de tout le quartier se souhaitèrent «¡ Viva 2022!»
Dans l’espace de quelques minutes, le calme revint à l’extérieur, mais il ne tarda pas à s’éparpiller dans l’explosion d’humanité qui suivit. De vieux messieurs, des ados à l’aube de leur premier camion, des cuisinières chevronnées, des secrétaires de direction bien coiffées, toute une gamme de citoyens ressortirent joyeusement. Tous s’étaient emmitouflés en leur manteau d’hiver de chez Walmart ou leur anorak signé, s’étaient coiffés de tuques, ou pas, selon leur âge, et de chaudes mitaines protégeaient leurs mains. On entendait le sourd pas de leurs pieds qui arboraient des bottes chaudes, signal qui inaugurait une longue nuit devant eux.
De leur galerie respective ornée de lumières, ils entreprirent d’échanger leurs vœux pour l’année 2022. Il faisait à peine minuit et douze, ainsi que moins six degrés, et déjà les éclats de rire retentissaient dans cette première nuit de la nouvelle année.
Hortense, sa tête blanche émergeant à peine de son manteau en faux renard, se réjouissait de l’évolution de ses petits enfants, pendant que Jérémie vantait sa nouvelle voiture, une Tesla électrique. Une autre dame plutôt discrète qui vivait seule dans sa maison osa parler de son petit fils. «Savez-vous, le fils de mon fils Georges évolue d’une façon spectaculaire! Il n’a que deux ans et il a réussi à m’envoyer un MSN pour la nouvelle année!» Dans la nuit pure qui portait les sons au loin, une voix de baryton s’exclama, «Il aime les cents?» «C’est vrai,» lança une troisième voix, «En trouvé une, cela porte chance!» Hortense ne se laissa pas démonter. «Je te parle de mon petit fils!» Une voix féminine, un peu distante, se joignit à la discussion, «Mon fils a parcouru cent kilomètres pour nous visiter à Noël!»
Les échanges qui se perdaient dans le flou de la nuit furent interrompus par Philippe, le voisin de gauche d’Hortense, qui décida de mettre de l’ambiance à cette soirée impromptue. Il fit jouer la chanson d’André Lejeune «C’est la fête par chez Nous!» Certaines personnes se laissèrent entraîner par la musique en dansant la gigue sur leur galerie, les craquements du bois ou de la neige suivirent le tempo du violon. D’autres, moins alertes, battirent la mesure avec leurs mains ou en tapant du pied. Puis, des voix d’alto, de baryton ou de basse s’élevèrent en accompagnant celle, enjouée, d’André Lejeune! «J’arrive de Saint-Hilaire! Avons-nous à boire ici?» lança une voix plus éloignée, un surprenant baryton. «Pour une fois que son système stéréo ne nous assomme pas!» s'exclama en riant une voix féminine. «Joue-moi un rigodon!» lança en chœur un duo distant mais parfaitement synchronisé.
Encouragé, l’animateur autodésigné poursuivit en jouant «C’est dans le temps du jour de l’An». Cette sélection provoqua des rires. «On ne peut pas se donner la main, on ne s’embrasse pas!» improvisa un groupe familial, comprenant un papa plutôt basse, une maman soprano lyrique, et deux ados qui possédaient encore leur belle voix alto. «Pendant le couvre-feu, ce n’est pas le temps d’en profiter!» chanta une voix rauque, mais son rire compensait pour ses sons désaccordés.
Tout le quartier se mit à vibrer au son de la musique du Jour de l’An! «La parenté ne peut pas se trémousser!» répliqua le troisième voisin au son de Jacques Labreque. «Swigne la baquaise dans le fond de la boîte à bois…!» entonna la Bottine Souriante, des haut-parleurs d’un autre voisin, ce à quoi répondit une belle voix féminine, «Mais n’oubliez pas le masque et la distanciation sociale!», provoquant un orage de rires d’un peu partout! «Y’a pas grand-chose dans l’ciel à soir», de Paul Piché, provoqua une réplique, «Heureusement, pas de voyageurs contagieux!»
À travers les reels et les rigodons, les discussions se chevauchèrent d’un voisin à l’autre jusqu’aux petites heures du matin. «Tout le monde est malheureux!» chanta Gilles Vigneault, et un loustic rajouta, «Tout le monde est contagieux!» «Tout le monde veut de l’argent!», et le même rassura ses voisins, «Tout le monde a reçu la PCU!» «Pas tout le monde!» corrigea une voix féminine. À mesure que l’heure avançait, certains voisins se dérobaient discrètement des conversations, calmaient leurs pas, et éteignaient leurs lumières extérieures. Épuisés, mais heureux, d’autres faisaient un roupillon sur leur chaise longue aménagée pour l’occasion, malgré un froid relativement clément, lui aussi plein d’espérance pour la nouvelle année. C’est vers 5 heures du matin que la dernière note résonna, et que l’on aurait pu entendre une mouche voler, sauf que toutes les mouches hibernaient depuis longtemps.
Le 1er janvier vers 10 heures, certains voisins, un peu moins amochés et ré-énergisés, sortirent avec leur verre de lait poule assaisonné de rhum, portèrent un toast et s’éclatèrent d’une seule voix, «Ça va bien aller!»