Hibernation
Un refuge pour Noël
«Nous fêterons notre premier Noël ensemble,» murmura Tonton dans l’oreille de Muscade, qui se blottissait tout contre lui. Jacquot ébouriffa ses plumes, et taquina les deux ratons. «Vous créez une nouvelle tradition pour les ratons laveurs, j’imagine déjà les humains décidant où installer les figurines en porcelaine de jolis ratons prenant la pose!» Muscade leva la tête pour la tourner presque à l’envers pour dévisager le harfang. «Pourquoi des figurines en porcelaine, et pourquoi les humains les installeraient-elles?» Tonton ne savait jamais trop comment réagir aux déclarations de son ami à duvet. «Noël se trouve une fête importante pour les humains, en tout cas pour ceux de la Mission. La fête marque le moment où les journées commencent à allonger, donnant un ouf d’espoir à tout le monde, même à nous!» «Oui, mais les figurines, et comment je donne de l’espoir?» demanda une voix de baryton, et le loup Ouf se glissa de la porte d’hiver à la galerie pour se joindre aux autres. Jacquot eut envie de répondre. «Les humains créent des manifestations matérielles de leurs idées et de leurs amis, alors ils en fabriquent pour nous associer à leurs fêtes!» Muscade possédait de la répartie, et elle se questionna sur un air innocent, «Donc, ils fabriquent sûrement des figurines à l'image des harfangs des neiges?»
Jacquot ne se démonta pas, mais battit doucement les ailes en signe d’hilarité. «Non seulement trouvent-ils des figurines de harfang, mais ils disposent de peluches nous représentant. Il paraît que rien ne réjouit plus le cœur d’un enfant humain que de recevoir un harfang en peluche le jour de Noël!» Muscade se releva toute droite à cette affirmation. «Les enfants reçoivent des peluches à Noël?» Tonton se rapprochait d’un doux sommeil, mais il en sortit brusquement. «Oui, oui, une des traditions les plus importantes des humains à Noël suppose justement de donner des cadeaux, et, encore mieux, d'en échanger! Mais leur plus grand bonheur reste celui de simplement se retrouver ensemble, au chaud, et d’exprimer la satisfaction qu’ils ressentent d’être réunis.» «Comme nous,» jappouilla doucement Ouf, «nous prenons grand bonheur à vivre ensemble à la Mission, d’étudier ensemble, et de chercher un monde meilleur!»
Muscade se tortilla encore le cou, mais cette fois pour examiner le bosquet de cèdres et de pins qui traçait une ligne touffue à partir du coin nord-ouest de l’école de la Mission. «D’habitude, je ne subis pas de vision, mais je suis convaincue que ma tante Roussette se tient tapie sous le deuxième cèdre de la gauche.» Tonton retrouva un moment un instinct de chasseur que la vie à la Mission avait émoussé, et il concentra son regard vers le coin identifié par Muscade. «Mon ami Jacquot, toi dont la vue est la plus claire de tous les membres de la Mission, saurais-tu confirmer la présence de la tante Roussette?» Un harfang possède l’art de s’envoler sans bruit, et d’apparaître et de disparaître sans se faire remarquer. Dans l’espace d’un moment, les amis réunis sur la galerie entendirent une voix de raton laveur se lamenter. «Mais lâchez-moi, espèce de ptérodactyle à plumes, de plumeau atavique, retire tes avillons, gobe-sous initiatique!» Ouf, Muscade, et Tonton se dressèrent d’un seul mouvement pour apercevoir une ratonne élégante allonger le pas sur le bout de ses orteils, traînée par un Jacquot hilare qui lui tenait les épaules dans ses serres tout en battant suffisamment des ailes pour la lever un peu du sol enneigé. Jacquot relâcha sa prise, et voleta paresseusement jusqu’à la rambarde de la galerie, pendant que la ratonne se secoua avant de procéder à la galerie et aux marches qui l’emmenèrent rejoindre Tonton et Muscade.
Muscade toucha brièvement son nez à celui de la ratonne, avant de faire les présentations. «Voici ma tante Roseline de Herribourg, affectueusement surnommée Rosette. Ma tante, voici mon ami très cher Enguerrand de Baudricourt, surnommé Tonton par tous ses amis, notre ami le loup Ouf, et votre découvreur, le harfang Jacquot!» Jacquot tomba presque du dossier sur lequel il se perchait, et il ouvrit grand les yeux et le bec. «Tonton, tu te nommes Enguerrand? Tu ne nous as jamais révélé ton nom! Mais alors, les ratons portent-ils tous des noms aussi noble et ancien?» Muscade et Rosette échangèrent un regard sidéré, puis Muscade expliqua. «Mais oui, les ratons de bonne famille se parent d’un nom aux lointaines origines! Ce n’est pas le cas des harfangs?» Jacquot ouvrit le bec, mais, pour une fois, ne trouva rien à répliquer. Rosette entre-temps avait déniché le plateau de friandises caché sous une toile, pour le protéger du froid. «Des huîtres,» déclara-t-elle, la bouche déjà pleine, «et des doigts de dame au saumon!» Jacquot retrouva son aplomb, et il ricana, «Nom aux racines anciennes ou pas, un raton laveur manifestera toujours un appétit insondable!»
Ni Muscade ni Tonton n’offrit une réplique, puisque chacun s’était choisi un amuse-gueule à son goût, mais en présentant courtoisement le plateau à Ouf, qui se servit délicatement. Muscade s’essuya la bouche, puis elle questionna sa tante. «Explique-nous pourquoi tu te faufiles sous les sapinages devant la Mission la veille du solstice d’hiver, alors que tu devrais avoir depuis longtemps repéré ta cachette pour hiberner!» Rosette soupira avant de raconter sa démarche. «La réputation de la Mission se répand au-dela de l'horizon, et elle attire des amis de lointains pâturages.» Jacquot ouvrit le bec, et Rosette s’empressa d’expliquer, «Pâturage, c’est une jolie image littéraire!» Puis, elle poursuivit. «Devant la pénurie d’arbres creux, de soupiraux accueillants, de sous-sols libres, de chalets fermés pour l’hiver et de tunnels formés par de vieux pneus, nous avons été pénétrés par l’inspiration. La Mission elle-même, puisque telle est, bien, sa mission, pourrait nous recevoir, pour cet hiver, et peut-être pour les hivers à venir. J’ai rappelé à tous que ma nièce occupait une fonction importante dans cette Mission, que nous pourrions lui demander d’intercéder en notre faveur!»
Tonton visa les deux oreilles vers sa future tante. «Ma tante, pourquoi parlez-vous de nous? Qui sont ces nous que vous évoquez?» Jacquot ouvrit et ferma les yeux. «Curieusement, j’allais poser cette question moi aussi.» Rosette se tourna vers le boisé de conifères dont l’avait extirpé Jacquot, et elle lança une suite de sifflements ratonniens. Ouf se dressa en grognant doucement, et tous ressentirent le grouillement qui émergeait du boisé, comme une onde de brouillard inhabituellement solide. Le brouillard se dissipa en personnages distincts, et un premier rang devint nettement visible. Sept ratons, décorés de masques qui les identifiaient bien, avancèrent en ordre dispersé, à la fois solennels et souriants. À leur gauche, une douzaine de marmottes trottinaient vers la galerie, en discutant tout bas entre eux, parfois assez agressivement. Des plumets de fourrure luisante grouillaient sur la neige, et Tonton et Muscade reconnurent au moins une dizaine de loutres. «Des amis de Marmelade?» murmura Jacquot, en comptant une, deux, cinq, neuf moufettes, parmi lesquelles on remarquait facilement les dossards duveteux et flamboyants des dames. «Des blaireaux!» gronda tout bas Ouf, et Jacquot pencha la tête pour commenter, «Les blaireaux sont rares par ici, non?» Trois grandes ombres surgirent finalement du boisé, et Tonton eut un réflexe naturel de fuite, mais Muscade le retint. Trois ours noirs, deux adultes et un plus jeune, trottinaient pour rattraper le reste de la foule.
La troupe atteint rapidement le pied de la galerie, et les visiteurs formèrent un demi-cercle élégant, surtout considérant que le mouvement s’était accompli en coordination, sans chef d’orchestre pour commander la manœuvre. «Je n’essaierai pas de présenter tout le monde, à plus forte raison que je ne connais pas chaque individu,» déclara Rosette, «mais j’ai discuté avec un porte-parole de chaque espèce pour nous entendre que nous soumettrions à la Mission une requête pour nous installer.» «Pour probablement un seul hiver,» grogna le plus grand des ours noirs, campé au flanc gauche de la formation, «ne vous inquiétez pas!» Il jeta un coup d’œil à ses congénères, puis il reprit. «Je ne crois pas, en effet, que Rosette nous connaisse, alors permettez-moi de présenter ma famille. Je me nomme Ut, voici ma tendre compagne Mi, et l’escogriffe qui se nettoie la patte pendant une réunion de gens bien s’appelle Ré, et il est, hélas, mon fils, le plus jeune.» Les ratons murmuraient entre eux, avec une certaine vigueur, jusqu’à ce qu’un d’eux s’avance jusqu’à la première marche. Jacquot sauta sur la rambarde pour mieux examiner le téméraire, puis il se tordit la tête en un de ces mouvements dont les harfangs ont le secret. «Mais, mais, je croyais que les ratons portaient tous un masque noir cerné de blanc, et voici un spécimen inversé, il arbore un masque blanc, ou peut-être crème, avec une bordure foncée!» Un léger malaise parcourut la troupe de ratons, et Rosette s’avança pour jouer l’interprète. «Daumond représente une ancienne et honorable famille. Son arrière-grand-maman, Palatine, est née avec ce masque rare, mais pas inconnu, et comme il arrive parfois, un trait génétique marque tous les descendants du masque original. Songez seulement à la race de chevaux Morgan!»
Daumond monta encore une marche, et s’adressa directement à Muscade. «Ma tante Mirabelle, vous avez sans doute constaté que l’hiver s’annonce lourd, d’ailleurs une bordée de neige s’amène comme nous devisons, et les lieux d’hibernation deviennent difficiles à trouver et chers. Nous ici sommes convaincus que la Mission, grâce à votre intermédiaire, pourrait nous accueillir, du moins temporairement, et ensuite dresser un plan pour les hivers futurs. Cela dit, je vous prendrais un de ces très appétissants doigts de dame au saumon!» Les ratons qui l’entouraient agitèrent les mains en grognant, Oui, Oui, Il a bien parlé, Je prendrais aussi un de ces doigts de dame, et, pourquoi pas, une huître! Jacquot rigolait doucement. «Je dois suggérer au maître de cataloguer ces noms!» Des chuintements et des cris émergeaient de la troupe de loutres, qui s’impatientait et hésitait entre foncer sur la galerie et se rouler dans la neige. Tonton sortit de l’étonnement qui l’enfermait depuis l’arrivée de la troupe, et il se leva fermement. «Le Maître, tout à fait, avec Miaoumé et Coccinelle, je crois, pour gérer ce soudain ajout aux ouailles de la Mission. Laissez-moi courir à leur recherche!»
Pendant que Tonton se retirait à l’intérieur pour alerter le Maître et les chattes fondatrices, ce fut au tour des loutres de s’aventurer sur la galerie. «Pshichantou lprunine okala viousanour, prda tantoutou merkarine labieshtar?» susurra une loutre grisonnante, certainement la grand-mère ou l’Ancienne de la troupe. Jacquot se pencha la tête tandis que Muscade interrogeait sa tante Rosette du regard. Celle-ci bougea les oreilles et fronça les sourcils, dans un geste facial qui disait, Je vous ai averti que je ne connaissais pas tout le monde! La loutre baissa la tête, et déclara tristement, «Klapoula sinou snou?» Muscade voulut consoler les loutres, et elle indiqua la porte qui menait à l’intérieur, pour ensuite mimer quelqu’un qui marchait, et qui hochait la tête. Les moufettes pendant ce temps avaient entrepris de se rouler des balles de neige, et se les poussaient l’une à l’autre avec leur nez et leurs pattes. Elles s’amusaient beaucoup, et une d’elles parla seulement quand Rosette la toucha délicatement sur l’oreille. «Oh, oui, ne nous en faites pas, nous attendons la suite sans nous énerver. Cependant, je me demande s’il vous reste neuf doigts de dame au saumon.» Muscade allait répondre que non, mais elle remarqua que le plateau inférieur contenait un lot d’œufs farcis, qu’elle montra du geste aux moufettes. Elles cessèrent leur jeu, et s’alignèrent sagement pour se distribuer les œufs farcis.
Pendant que les moufettes se régalaient, la porte s’ouvrit, laissant passer Miaoumé, puis Coccinelle, et finalement le Maître, qui portait un gros chandail sur sa chemise en lin écru. Tous les invités se dressèrent pour les saluer, sauf pour deux ou trois marmottes qui esquissèrent le geste de s’enfuir. Une marmotte grisonnante s’empressa de les ramener, en murmurant ce qui semblait des mots d’encouragement. Tonton suivait le Maître, et il rejoignit Muscade sur leur fauteuil en rotin. Muscade présenta Rosette à Miaoumé, comme fondatrice de la Mission, puis à Coccinelle, et finalement au Maître, mais un peu timidement. Muscade ne s’habituait que lentement au concept de discuter d’égal à égal avec un humain. Miaoumé sauta sur la rambarde pour saluer les nouveaux en clignant et en ronronnant, ce qui amena les loutres à se dresser d’un bond. «Tous ces amis espèrent s’inscrire à la Mission?» feula Miaoumé joyeusement. Rosette secoua la tête. «Non, ils sollicitent un refuge pour hiberner!» Miaoumé se tourna vers le Maître, qui se gratta brièvement l’occiput, et s’adressa à Ouf, Jacquot, Tonton, et aux deux chattes. «Que dit votre règle? Les nouveaux membres doivent être acceptés à l’unanimité par tous les membres du groupe, n'est-ce pas?» Muscade ne faisait pas encore partie de la Mission, mais elle intervint délicatement. «Ils demandent seulement un lieu pour hiberner, devant un hiver qui s’annonce long!» Elle leva la tête pour montrer les flocons qui s’alourdissaient de plus en plus.
«Pshichantou lprunine okala viousanour, prda tantoutou merkarine labieshtar?» répéta la loutre avec insistance, sans doute parce qu’elle avait compris que les deux chattes et l’humain prendraient la décision. Miaoumé se pencha vers le Maître. «Mais personne ne parle loutre?» Jacquot battit une fois, deux fois, les ailes. «Que quelqu’un retrouve Croton! Un furet doit savoir parler loutre, non?» Tonton écarquilla les yeux et disparut encore une fois dans la Mission. Coccinelle avait réfléchi, pour suggérer que puisque la Mission se voulait une œuvre ouverte à tous, elle pouvait très bien porter secours temporairement à des amis sans nécessairement les nommer membres en règle. «De plus,» ronronna-t-elle, «nous pourrons certainement recruter de nouveaux membres pour la chorale, juste à temps pour Noël!» Elle conclut en se levant sur deux pattes pour donner un coup de tête au Maître, mouvement qui enchanta les deux blaireaux, qui imitèrent le geste l’un sur l’autre, ou plus exactement l’une sur l’autre.
Le Maître passa la main sur son chandail pour retirer de la neige, puis il se tourna vers Muscade. «Pendant que nous discutons, j’invite les amis à monter sur la galerie, pour au moins se mettre à l’abri de cette neige qui devient de plus en plus insistante!» Miaoumé leva aussi la tête, et approuva la suggestion du Maître par un feulement incitatif. Rosette avait compris, et elle communiqua l’invitation en parti par ses sifflements et en partie par des gestes descriptifs. Les loutres avisèrent tout bas entre elles, puis elles se faufilèrent jusqu’au coin sous les auvents. Les moufettes continuèrent leur dégustation d’œufs farcis, assez satisfaites de leur situation aux côtés de Muscade. Les marmottes approchèrent les unes après les autres, et se cherchèrent des coins discrets, leur instinct évaluant la distance à donner aux ratons, aux ours, et aux blaireaux. Les ratons se glissèrent entre la rambarde et la place de Muscade, pour rester autant que possible entre eux, tandis que les blaireaux et les ours grimpèrent lentement les marches pour se coller contre les fenêtres, et scruter, autant que faire ce pouvait, l’intérieur.
Croton apparut bientôt, escorté de Tonton, et ses bâillements profonds signalaient qu’il hibernait déjà, du moins à temps partiel. Tonton le houspilla gentiment jusqu’aux pieds du Maître, où Miaoumé, Rosette, et Coccinelle le rejoignirent. Croton s’étira pour se réveiller, puis s’approcha à pas retenus de la confrérie de loutres. «Safrou, smini,» déclara la loutre porte-parole, «Pshichantou lprunine okala viousanour, prda tantoutou merkarine labieshtar?» Croton ouvrit grand les yeux, puis il esquissa quelques mots. «Okala? Kalopola? Labieshon, heu, labieshtar, tantoutou kasthine!»
Il se tourna vers le Maître, et soupira. «Je comprends à peu près. Mais labieshtar est un verbe irrégulier en loutre, tandis que l’équivalent chez nous prend une forme plus simple. Bon, elles s’inquiètent de trouver leur subsistance, et se demandent si par hasard vous ne pourriez pas leur offrir des poissons.» Il regarda les loutres, et prononça sur un ton assuré, «Taminda bourtuosou flimane, gorossi!» puis déclara, «Je me suis permis de leur dire que vous leur commanderiez un festin, pour fêter le solstice d’hiver!» Le Maître sourit, et prit son téléphone. «J’appelle Évelyne, elle s’occupera de commander pour tout le monde!» Croton se dressa fièrement devant les loutres, et annonça, «Tantoutou labieshtori prda!» Les loutres manifestèrent leur satisfaction, et les gestes d’une des loutres indiquaient clairement qu’elle avait toujours fait confiance à la Mission.
Le Maître se saisit de nouveau de son téléphone. «Je demande à Médard de se joindre à nous, et d’amener ses plans!» Ouf poussa un mini-hurlement, et se rapprocha. «Lire des plans est très amusant!» expliqua-t-il. «Médard est notre intendant stagiaire,» lança-t-il, à l’adresse de tout le monde et personne. Les visiteurs prenaient de l'assurance, et bientôt deux marmottes avaient grimpé sur une chaise près de la table, et les loutres examinaient pouce par pouce les pieds du Maître.
L’intendant ne tarda pas à apparaître. Quand il passa la porte, les voix de la chorale portaient Les Anges dans nos campagnes, et Coccinelle se lécha la patte nerveusement. «J’ai confié la répétition à Mochée, qui semble doué pour les langues et pour les sons!» «Voici les plans en papier, car avec toutes les innovations, je trouve plus facile de noter les changements et les ajustements à la main.» Il étala les plans sur la plus proche table, une fois qu’Ouf eut rapidement balayé la neige à coups de queue. Cela lui permit de mettre le premier son nez dans le document. Le Maître ouvrit grand les yeux, en constatant que les plans étouffaient presque sous les flèches en bleu, les traits en rouge, et les ajouts au crayon 3 h et au crayon 2 B. Miaoumé sauta sur la table élégamment, et elle entreprit d’examiner les croquis. Daumond se tourna vers Miaoumé, puis vers le Maître. «Très instructif ces documents, mais qu’en est-il de notre besoin premier, un refuge pour hiberner?» Miaoumé tourna Coccinelle vers le Maître, d’une patte délicate, et les trois se plongèrent en une discussion à voix basse. Jacquot sauta sur l’épaule du Maître, pour ajouter son jugement à la décision. «Les soliveaux au-dessus du garage de véhicules conviendront parfaitement aux marmottes,» suggéra-t-il. Tonton s’avança à son tour. «Le futur entrepôt pour le matériel scolaire est présentement inoccupé, suffirait d’y apporter les coussins, des couvertures, et des tapis pour que les ratons et les moufettes se tricotent des nids douillets, d’autant plus que cet entrepôt est chauffé!» Miaoumé calculait dans sa tête. «Nous comptons vingt-sept suites et chambrettes, et neuf d’entre elles ne sont pas occupées. La plus grande pourrait accueillir Ut, Mi et Ré.» Elle se tourna vers Croton. «Demande à nos amies loutres si elles devront disposer d’une piscine ou d’un réservoir dans leur lieu d’hibernation!»
Croton se rapprocha des loutres, et après une longue harmonie de sifflements et de mourtaout vishni acropo, les loutres convinrent qu’elles n’avaient pas besoin d’un plan d’eau. «Mais,» précisa Croton, «elles aimeraient accéder facilement à l’extérieur!» L’intendant essayait de suivre la discussion, en examinant ses plans. «Attention, pour accueillir plusieurs pensionnaires, nous devons calculer le volume d’aération, pas seulement la taille de la chambre. Je me demande si….» Il s’interrompit et entreprit de pitonner sa calculatrice. «Voyons,» marmonna-t-il, «l’écran ne s’allume pas.» La calculatrice redevint un jeune marmotte que Médard avait saisi distraitement, et il essaya de se concentrer. «Voilà, Hou!» «Pourquoi hou?» grinça Jacquot, mais chacun remarqua alors qu’une loutre s’était faufilée sur les épaules de l’intendant et lui avait poussé son museau froid dans le cou. Tonton lui donna un coup de nez délicat. «Vous vous habituerez à l’interaction avec les autres espèces,» sourit-il.
Évelyne sortit à ce moment la tête, et elle la pencha vers l’intérieur de la Mission. «Avec cette neige, je crois que nous servirons le repas à l’intérieur!» L’invitation se transmit d’un patois à l’autre, et les marmottes s’avancèrent les premières, profitant de leur petite taille pour grimper sur des réchauds et goûter à la soupe aux lentilles. Avec une courtoisie étonnante, Ré ouvrit une porte aux moufettes, qui hésitèrent un moment avant de s’approcher des œufs farcis disponibles en abondance. La loutre abandonna le cou de Médard, et s’empressa de suivre ses sœurs et frères jusqu’à la table des fruits de mer. «Sourpha miamou lespinar!» affirma la première arrivée, et Croton traduit, plus ou moins inutilement, Elle aime les brioches aux crevettes. Les blaireaux manifestaient une méfiance née de leur inexpérience, et Évelyne les aborda doucement pour les guider. Tonton, Ouf, Muscade, et Jacquot, dans leur rôle d’hôtes, cédaient la priorité aux nouveaux.
«Un instant!» clama soudainement une moufette qui n’avait pas parlé jusqu’à ce moment, «où sont passées Mxi et Opti?» Tous se regardèrent, pendant que Muscade demandait discrètement à Rosette d’identifier ces absents. Rosette explorait partout sur la galerie, puis elle expliqua, le sourcil troublé. «Elles sont deux jeunes dames du clan des mulots, et je partage l’inquiétude de Melchior.» Melchior, le gentleman moufette qui avait sonné l’alerte, détailla sa préoccupation. «Elles se tenaient près de moi, je crois pour profiter de la chaleur de ma queue, puis elles grimpèrent sur un buisson. Je ne les ai pas vues depuis.» Rosette prit un air grave. «La neige est maintenant trop haute pour qu’elles puissent tracer un chemin jusqu’ici, mais nous ne pouvons pas les abandonner!»
Jacquot sauta sur un dossier tout près de Melchior. «Indiquez-moi, s’il vous plaît, l’endroit où vous les avez vues!» Melchior cligna des yeux, étonné de l'interpellation de Jacquot, puis il se tourna vers le boisé et protégea ses yeux de la neige. «Vous suivez mon regard? Notez trois pins à peu près égaux, puis juste à leur gauche, un bosquet de buissons de nature indéterminée.» Melchior terminait à peine sa phrase que Jacquot se soulevait comme un trou blanc dans l’épaisseur de la neige, et s'évanouissait en quelques secondes dans le mur de la neige. «Il a réussi à vous ramener, ma tante,» déclara Muscade, «il trouvera bien Mxi et Opti!» Malgré la confiance qu’exprimait Muscade, les amis toujours à l’extérieur tournèrent des yeux interrogateurs vers le boisé, qui disparaissait dans le tourbillon. «Cette nuit,» prédit Ouf, «tout sera devenu blanc et nous ne pourrons plus bouger!»
Plusieurs moments s’enfilèrent, et Évelyne sortit pour savoir ce qui retardait l’entrée de tous les convives. Puis, la neige laissa ouïr des pépiements et des couinements énervés, et Jacquot surgit entre les flocons, portant une dame mulot dans chaque serre. Tous les amis se dressèrent pour féliciter le courage et l’initiative de Jacquot, tandis que ses deux passagères jetaient des yeux effrayés sur l’assemblée. Le harfang se posa doucement sur un dossier, et il entrouvrit ses griffes pour que Tonton et Muscade puissent récupérer les mulots. «Nous avons eu tellement peur!» pépia une des rescapées.
En dirigeant des yeux écarquillés un peu partout dans le grand hall où grouillaient les convives nouveaux, Mxi et Opti crurent reconnaître des congénères. Sans hésiter, et même rassurées, elles se précipitèrent sur un autre dossier de divan où roupillaient deux minis membres de la Mission, pour que Mxi s’écrie, «Esteban! Estenab!» Les deux mulots ouvrirent subitement leurs yeux, et les écartelèrent pour vouloir comprendre pourquoi on les interpellait ainsi. Esteban le premier aiguisa son odorat et sauta dans les bras de Mxi, pendant qu’Estenab cherchait ses repères. Esteban s’exclama, «Nous avons essayé de vous retrouver pendant plusieurs mois, mais sans résultat. Nous étions persuadés que vous étiez mortes!» Les quatre rescapés s’écrièrent d’une seule voix, «C’est un miracle de Noël!»
De la porte entr’ouverte, les voix de la chorale s’infiltrèrent dessous le brouhaha des services, en proposant la joie du Petit miracle de Noël de Gilbert Bécaud. Les conversations se turent, puis Ouf poussa, C’est un miracle, Rien qu’un miracle. Alors, la loutre aînée rajouta, Un p’tit, p’tit miracle. Puis, les invités avalèrent leur bouchée pour compléter d’une seule voix, Je n’ai jamais été puni!